En Norvège, on peut connaître le salaire de son voisin en quelques clics

18. 2. 2020

6 min.

En Norvège, on peut connaître le salaire de son voisin en quelques clics

Vous vous êtes probablement déjà demandé combien gagne votre patron. Ou bien le candidat aux élections municipales de votre ville ? Ou peut-être est-ce l’écart de salaires entre les femmes et les hommes dans votre entreprise qui vous interroge ? Des questionnements qui demeurent souvent sans réponses tant la question de l’argent -et par extension du salaire- restent tabous en France. À l’inverse, nos voisins nordiques ont érigé la transparence salariale, soit la possibilité pour chacun de connaître les revenus de l’un de ses concitoyens, au rang de principe fondamental.

Si bien qu’en Finlande et en Suède par exemple, il est possible de se procurer ce genre d’informations en faisant la demande auprès des autorités fiscales. En Norvège, l’un des premiers pays à avoir inscrit le principe de transparence dans la loi, ces données financières sont disponibles en ligne ! En seulement quelques clics, vous avez accès à la base de données du site de l’administration fiscale norvégienne et pouvez ainsi vous renseigner légalement sur le salaire de votre voisin, de votre supérieur hiérarchique ou de n’importe quel norvégien. Reportage de Welcome to the jungle au pays de la transparence salariale.

Une pratique ancrée dans l’histoire norvégienne

Tous les ans, au mois de novembre, le fisc norvégien rend publiques les données financières clés de chaque citoyen (revenu, fortune et montant des impôts). Pour y accéder, il suffit d’avoir 16 ans et de se connecter sur le site du fisc norvégien muni de son numéro d’identification personnel. Un principe de transparence qui s’est considérablement démocratisé en 2001, avec l’arrivée d’Internet et des moyens de communication modernes. Cette singularité norvégienne n’est pas neuve, il faut même remonter au début du XIXè siècle pour en trouver ses racines.

Lors de l’adoption de la Constitution en 1814, la transparence est l’une des premières mesures mises en place. Les documents qui regroupent les informations fiscales des citoyens sont rassemblés, archivés et accessibles dans les mairies et dans les centres d’impôts. L’influence de la religion protestante, encourageant une certaine rigueur, peut expliquer en partie cette volonté de transparence. Mais elle semble davantage sous-tendre une autre aspiration norvégienne : l’égalité.

Une volonté de responsabilisation sociale

« Dans ce petit pays - peuplé de 5 millions d’habitants – le concept d’égalité est primordial », souligne Vibeke Knoop Rachline, correspondante en France pour Aftenposten, l’un des quotidiens norvégiens les plus populaires. « Vous pouvez gagner le double de votre voisin, mais cela implique que vous acceptiez de payer deux fois plus d’impôts. Pour le bien de tous ». C’est aussi la responsabilité sociale des plus riches dans la société norvégienne qui est ici évoquée. La transparence, si elle est valable pour tous, semblerait plus inflexible encore pour les personnes aisées car ces dernières se doivent d’apporter leur aide aux plus démunis, à travers la redistribution de l’impôt.

« La Norvège a toujours été - même avec des dirigeants de “droite” au pouvoir - une démocratie socialiste », juge Levi, serveur dans un bar d’Oslo et étudiant en musique. Il continue, « traditionnellement, les norvégiens souhaitent savoir lorsqu’une personne qui dispose des revenus supérieurs à la moyenne ne paie pas ses impôts ». Même si la transparence ne permet pas précisément de démasquer les fraudes, elle joue un rôle de dissuasion indéniable. Une hypothèse que défendent les économistes Erlend Bø, Joel Slemrod et Thor Thoresen dans l’étude publiée sur l’évolution des recettes fiscales après la mise en ligne de la totalité des informations sur le site du fisc, en 2001.

Un moyen de lutter contre les inégalités salariales

Cette spécificité norvégienne dispose d’un autre effet dissuasif, qui concerne cette fois les inégalités salariales au sein des entreprises. Alors qu’il est urgent de réduire les écarts de salaire entre les hommes et les femmes en France et dans de nombreux pays, la transparence provoquerait en Norvège une indignation salvatrice. Les employeurs seraient alors obligés de justifier les différences de salaire (visibles par tous) entre deux personnes qui occupent un poste similaire. Il en va de même pour toutes les discriminations, qu’elle soit liée à la couleur de peau, l’origine, à l’orientation sexuelle, etc.

La Norvège ne semble d’ailleurs pas être touchée par ces problématiques, puisque le pays fait régulièrement partie du peloton de tête quand il s’agit de l’égalité salariale. En témoignent notamment les études de Bloomberg de 2017, concernant la différence de rémunération entre les dirigeants et les salariés, ainsi que celle du Forum Économique Mondial de 2018, portant sur l’égalité salariale homme-femme, dans lesquelles la Norvège occupe respectivement la 1ere et la 2ème place de ces classements.

De manière générale, la possibilité de connaître le salaire de son supérieur hiérarchique ou de son collègue est un atout pour les candidats en recherche d’emploi au moment de la négociation salariale, comme l’affirme Hélène, cette consultante française qui vit à Oslo depuis six ans : « Quand vous postulez à un emploi, il est beaucoup plus simple de négocier un salaire si vous avez la possibilité de vous renseigner sur le salaire de vos futurs collègues. »

« Les employeurs seraient alors obligés de justifier les différences de salaire (visibles par tous) entre deux personnes qui occupent pourtant un poste similaire. »

En Norvège, une relation entre la population et les dirigeants plus apaisée

Autre vertu du modèle norvégien : la relation qu’entretient la population avec ses dirigeants. « La transparence […] est l’une des raisons pour lesquelles la confiance entre les gouvernés et le gouvernement est plus élevée que dans de nombreux pays », avance Elisabeth Ose, norvégienne de 42 ans vivant à Kristiansand. C’est aussi l’avis de Nicklas, ce jeune homme de 27 ans qui travaille à l’Université d’Agder. Il voit dans le plafonnement et le contrôle des salaires des hommes et femmes politiques une manière « de renforcer la confiance envers l’État et les dirigeants nationaux ».

Qu’ils/elles soient membres du gouvernement, ou encore candidats politiques au niveau local, personne n’échappe à la règle : tout le monde est dans l’obligation de rendre son salaire et son avis d’imposition publiques. Si de nombreux pays se sont engagés dans cette démarche durant la dernière décennie, comme en France, la Norvège demeure l’un des précurseurs de la transparence dans le milieu politique.

Voyeurisme et délation : les maux du système ?

Est-ce dire que tout est rose au pays de la transparence ? La démocratisation de ce principe en 2001, avec la mise en ligne de la base de données, ne s’est pas faite sans heurts. Dans les années qui ont suivi ce changement majeur, la presse a fait état de plusieurs abus : des cas d’écoliers se faisant chahuter par leurs camarades en raison des revenus faibles ou élevés de leurs parents, l’apparition d’applications proposant de géolocaliser les plus grosses fortunes d’un quartier et même, dans les pires des cas, des demandes de rançon après l’identification des ressources financières d’une personne tierce grâce aux informations disponibles en ligne. « La démocratisation par le biais d’Internet a alimenté une forme de voyeurisme, voire une attitude de délation », concède la journaliste franco-norvégienne Vibeke Knoop Rachline.

C’est pourquoi, des moyens de régulations ont récemment été mis en place : depuis 2014, il faut s’identifier pour accéder aux revenus d’une autre personne. Celle-ci sera ensuite informée que vous avez effectué une recherche la concernant. Des gardes-fous qui ont eu des conséquences immédiates. Entre octobre 2013 et octobre 2014, 16,5 millions de recherches avaient été effectuées par 898 000 personnes alors qu’en 2018, on ne recense qu’1,6 million pour deux fois moins de personnes connectées. « La fin de l’anonymat a freiné les ardeurs. Les mesures prises ont contrebalancé les effets pervers qui pouvaient découler de la mise en ligne des informations sur Internet », poursuit Vibeke. Si bien qu’aujourd’hui cette volonté de transparence « fait consensus au sein de la société norvégienne, mis à part le Parti du Progrès (parti de droite populiste), et ses fervents soutiens, qui en demandent régulièrement l’abandon ».

« C’est pourquoi, des moyens de régulations ont récemment été mis en place : depuis 2014, il faut s’identifier pour accéder aux revenus d’une autre personne. »

Un exemple qui se répand à travers le monde ?

Le modèle norvégien pourrait servir d’exemple à d’autres pays, tant ses effets dissuasifs peuvent s’avérer précieux : la réduction des disparités salariales ou la prévention à la fraude fiscale en sont les meilleurs exemples. Même si la Norvège, restera à jamais le premier pays à avoir rendu accessible ces informations en ligne, il ne sera bientôt plus le seul à pratiquer la transparence, puisque ses voisins nordiques (Suède, Finlande, Islande) lui ont emboîté le pas.

En France, si quelques voix s’élèvent pour demander le début d’une politique de transparence concernant les salaires, il semblerait que le sujet demeure controversé et sensible. En témoignent les timides dispositions prises dans la loi PACTE en 2018, qui contraignent les entreprises cotées à dévoiler l’écart entre le salaire des dirigeants et les salaires moyen et médian de l’entreprise. Une politique de transparence qui s’applique donc à quelques entreprises seulement et qui ne fait pas état de la totalité des salaires de celles-ci.

Malgré un intérêt croissant dans de nombreux pays, très peu d’entre eux ont donc à l’heure actuelle franchit le pas. Il faut dire qu’il s’agirait d’un changement radical et que sa mise en place serait délicate : la transparence des salaires telle qu’elle existe en Norvège est une pratique « qui peut difficilement se mettre en œuvre du jour au lendemain », comme le précise Nicklas.

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Photo by WTTJ

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