Flexibilité : quel est le rythme de travail idéal pour notre cerveau ?

16. 7. 2020

6 min.

Flexibilité : quel est le rythme de travail idéal pour notre cerveau ?
autor
Claire Kadjar

Rédactrice

Comprendre le fonctionnement du cerveau humain ; telle est la mission des neurosciences. Une discipline passionnante qui a beaucoup à nous apprendre sur notre rapport au travail, surtout dans un contexte où émergent de nouveaux modes d’organisation plus flexibles, comme le télétravail. Une flexibilité que nos cerveaux semblent avoir plutôt bien accueillie jusque-là… L’Observatoire des Rythmes de Travail 2020, réalisé fin janvier 2020 par Welcome to the Jungle et Ipsos, révèle que 60% des salariés français.es préfèrent travailler dans une entreprise qui propose des rythmes de travail flexibles. Dans les faits, plus de 70% des salarié.e.s sont favorables à la mise en place des horaires flexibles et du télétravail partiel. Une opinion partagée par plus de 60% des DRH français.ses.

Mais la flexibilité est-elle une bonne chose pour notre cerveau ? Existe-il un rythme de travail idéal pour nos neurones ? Enfin, quels impacts la crise du Covid-19 a-t-elle eu sur notre façon de travailler et d’appréhender le monde ? Autant de questions que nous avons posé à Samah Karaki, docteur en neurosciences et fondatrice du Social Brain Institute.


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Notre cerveau a-t-il besoin de flexibilité pour bien fonctionner ?

Absolument, nos cerveaux ne sont pas câblés pour travailler plusieurs heures d’affilée. Nos ressources attentionnelles et décisionnelles sont limitées et doivent être rechargées régulièrement. Nous avons ce que l’on appelle un « rythme de vigilance », qui dépend de notre horloge interne. En général, nous avons un premier pic de vigilance le matin vers 10h et un autre le soir, vers 18h. Puis, vers 15h, l’attention décline ; le cerveau se met en mode repos. Mais il faut savoir que les pics d’attention ne sont pas exactement les mêmes pour tous. Il existe deux chronotypes différents dans la population : les personnes plus du matin, que l’on appelle des « alouettes », et d’autres plus du soir, que l’on surnomme les « hiboux ». En fonction de si l’on est « matinal » ou « couche-tard », nos pics vont survenir plus ou moins tôt, par rapport aux pics classiques. Ainsi, le fait d’avoir plus de flexibilité dans son rythme de travail permettrait en théorie d’être plus en phase avec son chronotype et d’être plus efficace pendant ses pics de vigilance.

Que peuvent faire les entreprises pour aider leurs collaborateurs/collaboratrices à adopter un rythme de travail en phase avec leur chronotype individuel ?

La plupart du temps, les employé.e.s ne connaissent pas leur chronotype et leurs rythmes individuels, donc le rôle de l’entreprise est de les aider à le découvrir. Pour cela, il faut analyser avec eux la manière dont ils répartissent leur attention dans la journée et identifier les moments où ils/elles sont les plus productifs/productives. Il est également nécessaire de faire un point sur leurs compétences ; quelles sont les tâches dans lesquelles ils/elles se sentent à l’aise et celles qui leur demandent plus d’efforts ? Après avoir fait ce travail, on peut recommander aux collaborateurs/collaboratrices de réaliser les tâches les plus simples pour eux (ex : envoyer un email) pendant les heures de déclin de l’attention, et effectuer les tâches les plus importantes (ex : meetings, brainstorms…), qui leur demandent davantage d’énergie, lors des pics d’attention (11h et 18h). Les managers doivent essayer de tenir compte des cycles d’attention quand ils/elles assignent une tâche ou organisent une réunion. Il faut aussi qu’ils offrent suffisamment de flexibilité à leurs employé.e.s pour leur permettre de trouver le bon équilibre entre leur nature et leurs impératifs professionnels.

Le télétravail est-il une bonne solution pour offrir plus de flexibilité aux salarié.e.s ?

Le télétravail a beaucoup d’avantages mais présente aussi des risques. En travaillant de chez eux de manière isolée, les salarié.e.s peuvent ressentir un sentiment d’exclusion sociale et d’injustice si leur manager ne leur fournit pas suffisamment de feedback. Aussi, ils/elles peuvent avoir du mal à concevoir un espace de travail et à voir les limites entre vie professionnelle et vie privée. Toutes ces situations peuvent accentuer les niveaux de stress et conduire à des problèmes de santé physique et mentale. Comme dans toute conduite de changement, les entreprises doivent accompagner et former les employé.e.s au télétravail. Les aider à garder une bonne hygiène de vie, décompresser, s’organiser, créer un espace de travail… Il faut également former les managers à gérer des équipes dispersées, à créer une cohésion d’équipe forte et surtout à fournir du feedback. Selon une étude de l’économiste Dan Ariely, le feedback et la reconnaissance sont des éléments essentiels de la motivation au travail. Ils seraient même plus importants que la récompense financière.

On dit que l’homme est une « machine à habitudes ». Est-ce que l’enjeu majeur pour notre cerveau au cours du confinement a été de devoir changer radicalement toutes nos habitudes, de vie comme de travail ?

Je dirais plutôt que le cerveau humain est une machine à prédictions. Nos cerveaux utilisent constamment les modèles du passé pour prédire l’avenir. Ainsi, les informations qui « correspondent » à des modèles connus nous maintiennent dans notre zone de confort. Mais lorsque l’avenir ne correspond pas à ce que nous attendons, nous éprouvons de l’inconfort. Ainsi, au cours de la crise du Covid-19, le plus difficile n’était pas tellement de changer nos habitudes, mais plutôt d’anticiper l’avenir et comprendre pourquoi ces changements étaient nécessaires. Durant cette période de forte incertitude, nous n’avions accès qu’à des fragments d’information, et sur la base de ces quelques éléments, notre cerveau cherchait à prédire de son mieux le futur, souvent en prenant de nombreux raccourcis.

Dans un tel contexte d’instabilité, il vaut mieux essayer d’accepter l’inconfort plutôt que d’essayer de le résoudre, en faisant de nombreuses assomptions trompeuses. La recherche continue d’informations qui vise à limiter l’incertitude peut nous mener à investir trop de temps et de ressources dans l’élaboration de plans stratégiques à long terme erronés car basés sur des modèles du passé peu fiables. Au contraire, les temps incertains doivent être vus comme des opportunités pour innover, en tirant parti de la diversité des points de vue et des expériences. Aussi, il faut nous habituer à être mal à l’aise face à l’incertitude ; cette flexibilité d’esprit nous permettra de résister à la tentation de nous accrocher à des processus et des comportements obsolètes et inadéquats.

D’un point de vue neuroscientifique, quels enseignements majeurs pouvons-nous tirer de cette crise sanitaire ?

D’abord, il faut rappeler que, de tous temps, les pandémies et autres “méga-crises” ont façonné nos vies et ont souvent donné naissance à des réformes sectorielles importantes. Par exemple, les épidémies mondiales de choléra au 19e siècle ont révélé la nécessité de mettre en place de nouvelles mesures d’hygiène et d’assainissement de l’eau. La crise du Covid-19 est aussi, d’une certaine manière, une opportunité pour repenser le monde. Je dirais que les deux enseignements majeurs que l’on peut dès à présent en tirer concernent :

  • Notre rapport à l’information. Lors du confinement, on s’est rendu compte qu’une communication inefficace ou inexistante augmentait notre niveau d’anxiété et notre perception du risque. Le télétravail complet a, par exemple, révélé des failles dans notre utilisation des canaux de communication, qui soit nous surchargent en informations inutiles, soit nous excluent d’une compréhension des enjeux clés.

  • Le sentiment de contrôle. Un autre enseignement lié au confinement concerne la séparation entre sphère privée, sphère professionnelle et sphère publique. L’exploitation du numérique et des technologies pour endiguer l’épidémie (ex: caméras, applications mobiles…), notamment en Corée du Sud, pose de plus en plus la question de savoir : comment imaginer des « villes intelligentes » tout en protégeant les données personnelles des individus ? De la même manière, notre expérience du télétravail complet a souligné le besoin d’établir de nouvelles frontières entre vie privée et exigences du travail à distance.

  • Lire aussi : « Attention, le full-remote n’a rien à voir avec le télétravail en confinement »

Mais, il y a peut-être une raison de rester optimiste. Grâce à notre plasticité cérébrale, nous sommes capables de prendre conscience des menaces dans notre environnement et de former de nouvelles habitudes pour nous en prémunir. Ainsi, dans l’univers professionnel, on voit déjà émerger une volonté forte d’établir une communication plus juste, efficace et respectueuse de la vie privée. Aussi, on assiste à une importante prise de conscience collective concernant la nécessité de bâtir une société plus solidaire et respectueuse de l’environnement. Lors du confinement nos cerveaux ont enregistré ces besoins (ex : de nature, communication, lien social… ) et la douleur qu’ils ne puissent pas être assouvis. C’est cette conscience-là qui pourrait potentiellement mener à des réformes majeures. Mais reste à savoir si ces réformes seront durables ou si nous reviendrons à nos anciennes habitudes une fois que la crise sera passée. Nous pourrions succomber à un biais de raisonnement, appelé “l’heuristique de disponibilité” ; un mode de raisonnement qui se base uniquement ou principalement sur les informations immédiatement disponibles en mémoire. Dans ce cas, on pourrait très vite oublier tous les précieux enseignements de la crise…

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