Anthropologie et travail : « une phase extraordinaire pour l’évolution »

21. 9. 2021

5 min.

Anthropologie et travail : « une phase extraordinaire pour l’évolution »
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Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Cécile Fournier

Journaliste indépendante

Entre révolution numérique, nouveaux modes de collaboration - le télétravail en premier lieu ! - ou encore essor du travail indépendant, nous arrivons à un point de bascule anthropologique… Normal alors qu’un paléoanthropologue tel que Pascal Picq, qui étudie les changements de notre société au travers du prisme des grandes théories de l’évolution, se penche sur cette question dans son récent ouvrage « Les chimpanzés et le télétravail » (Éd Eyrolles). Pour l’auteur, le saut évolutif que nous vivons est gigantesque, et il prône l’absolue nécessité d’inclure dans l’entreprise et dans nos façons de travailler plus de diversité, de tolérance et d’ouverture sur les autres.

Le titre de votre ouvrage interpelle… quel est le rapport entre les chimpanzés et le télétravail ?

Si les chimpanzés nous intéressent pour reconstituer nos origines communes, c’est aussi le cas pour comprendre l’adaptation de nos sociétés actuelles avec la transformation du travail impulsée par les technologies du numérique. Certes, ils ne travaillent pas, mais il se trouve qu’ils se montrent les plus industrieux des singes, hormis les humains, utilisant divers types d’outils de pierre et de bois, sans pour autant exploiter les autres. D’un point de vue éthologique, ils vivent dans des sociétés dites de fusion/fission tout en maintenant leurs cohésions sociales et culturelles. Ils se scindent en sous-groupes ou individuellement pour vaquer à diverses occupations et se rassemblent pour des raisons sociales et politiques. En plus, les femelles se distinguent par leur habilité technique, ce que respectent les mâles. Ceux-ci ne s’approprient pas leurs moyens de production, ni le fruit de leurs productions. Ce sont là tous les défis qui attendent l’humanité avec les profondes transformations en cours du travail, notamment l’émergence du télétravail.

Cette révolution technologique va peut-être permettre la réunification de l’ensemble des intelligences du globe. Nous sommes potentiellement dans une phase absolument extraordinaire pour l’évolution.

Plus que des transformations, votre sous-titre évoque « une révolution anthropologique »…

Oui. Les technologies émergent partout dans le monde que ce soit en Israël, en Estonie, au Brésil, en Chine… On sort peu à peu de ce schéma qui associait nécessairement la technologie à une supériorité de l’Occident. Aujourd’hui, le travail à distance permet de mettre en relation et de collaborer avec n’importe qui sur la Terre. La découverte des différentes compétences de par le monde contribuera à ce que nous devenions plus ouverts sur les autres, et du coup plus tolérants. Les problématiques comme leurs solutions sont désormais mondiales. Par exemple, Greta Thunberg représente une conscience collective, qui ne se borne plus aux frontières d’un seul pays. On va comprendre que tout un chacun peut nous apporter quelque chose. Cette révolution technologique va peut-être permettre la réunification de l’ensemble des intelligences du globe. Nous sommes potentiellement dans une phase absolument extraordinaire pour l’évolution.

L’Humanité a-t-elle déjà connu ce genre de bouleversement ?

Jamais de cette nature ni de cette ampleur. L’innovation est partout au même moment dans le monde et ça n’est jamais arrivé. Un peu comme si la Terre était redevenue plate ! On est tous au même niveau et toutes les potentialités s’expriment sur l’ensemble du globe. C’est une période nouvelle et inédite. L’évolution se fait à l’échelle de l’humanité.

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Parmi ces bouleversements, votre livre évoque largement le travail à distance. Quels sont selon vous les effets négatifs de cette émergence ?

D’abord, le stress professionnel s’est invité dans l’espace privé. Ensuite, le télétravail peut favoriser l’émergence d’une civilisation plus équitable, mais pour le moment, ce n’est pas le cas. Il crée des inégalités entre ceux qui sont mieux adaptés à cette façon de travailler, généralement les plus diplômés, et les autres. Cette dichotomie de la société empêche de pouvoir s’adapter à notre environnement.

En quoi cela est-il délétère ?

Cela cause la disparition des classes moyennes. D’un côté, il y a une partie de la population parfaitement à l’aise, qui joue le rôle de moteur socio-économique façonnant un nouvel environnement correspondant à ses activités et, de l’autre, une partie qui décroche et dont les conditions se détériorent.

Existe-t-il des façons d’éviter cela ?

Il faudrait commencer par valoriser les métiers des aidants, insister sur l’entraide et sur la formation. Il y en aura un fort besoin et cela dans tous les métiers du fait de la digitalisation, de l’automation, du déploiement de nouvelles formes de travail et de collaboration… Mais il faut d’abord redonner confiance à ceux qui pensent que ce n’est pas pour eux, ceux qui ont été en échec à l’école et qui estiment ne pas pouvoir y retourner.

Comment faire pour que le télétravail favorise, comme vous le disiez, une société plus équitable ?

Il faut adopter une approche culturelle totale de l’entreprise sur cette question et cela passe par un consensus entre toutes les parties prenantes : syndicats, managers, collaborateurs. Ce n’est donc pas par exemple en imposant : “tant de jours en distanciel” / “tant d’autres en présentiel”. C’est du cas par cas. Cela nécessite également une petite révolution anthropologique à savoir : faire confiance à ses collaborateurs et collaboratrices.

Quel visage devrait selon vous avoir le travail de demain ?

Il me semble qu’il faudrait adopter des politiques de ressources humaines non plus fondées sur les diplômes et l’expérience, mais plus centrées sur les aptitudes de chacun à apprendre à se former, valoriser l’autonomie et la capacité à collaborer avec les autres.

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Et l’entreprise, comment la voyez-vous ?

Elle doit se montrer plus démocratique, plus attentiste, plus empathique même. Et surtout, elle doit être plus inclusive, plus tournée vers les diversités.

La diversité serait d’ailleurs, à vous lire, la clé de la réussite

Incontestablement. Dans une entreprise qui a une politique de RSE, si vous évaluez par exemple le coût moyen d’un poste de travail d’une personne en situation de handicap et ses performances, ce n’est pas rentable. Mais en se focalisant sur l’évolution et la culture d’entreprise, on se rend compte qu’employer des personnes en situation de handicap conduit les gens à être plus attentifs, plus dans l’empathie et l’écoute que ce soit en interne et auprès des clients.

D’un point de vue strictement évolutionniste, les populations qui jouissent d’une plus grande diversité s’adaptent le mieux aux changements imprévisibles de leur environnement.

Dans la même lignée de la politique RSE, vous consacrez un chapitre à ce que vous appelez la « RST ». De quoi s’agit-il ?

C’est la responsabilité sociale technologique, une notion qui a émergé il y a un an environ. En substance, l’entreprise est responsable des collaborateurs en télétravail. Elle a donc l’obligation de leur fournir les bons équipements, de leur donner un accès facilité au réseau, etc. Elle stimule également la formation interne, augmente les salaires. Elle favorise et reconnaît les initiatives, les participations et les innovations portées par les collaborateurs, quelle que soit leur position hiérarchique.

Plus généralement, vous insistez sur les bienfaits d’une société équitable et diversifiée… C’est votre regard de paléoanthropologue qui parle ?

D’un point de vue strictement évolutionniste, les populations qui jouissent d’une plus grande diversité s’adaptent le mieux aux changements imprévisibles de leur environnement. Et comme le montrent les travaux de Richard Wilkinson et Kate Pickett (Pour vivre heureux, vivons égaux ! Éd. Les Liens qui Libèrent) deux éminents épidémiologistes, les sociétés les plus équitables connaissent moins de stress et jouissent d’un plus grand bien-être généralisé.

Mais la France n’est pas prête à tous ces changements ?

Non. Elle traîne de trop nombreux archaïsmes pour s’adapter au monde du travail en devenir. C’est le pays des acquis, qui ne sont jamais remis en question. En France, le diplôme est sacré. Même à la retraite, des gens continuent de parler du fait qu’ils ont fait Polytechnique par exemple. Ensuite, la clé, c’est l’égalité, et d’après divers rapports sur le travail et l’équité, la France est très en retard. Cela va un peu mieux certes, mais on traîne un passé post-colonialiste assez malsain. Il persiste également cette manie du management vertical et présentiel. Cela nuit à l’autonomie des collaborateurs, entrave leurs aptitudes à s’organiser entre eux, diminue leur créativité en raison du stress présentiel, atténue les initiatives, dénie les responsabilités, ne favorise pas les collaborations spontanées, interdit l’innovation et, in fine, atteint leur adaptabilité et leur productivité.

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Photos Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Clémence Lesacq

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