Flora Ghebali : « L'entrepreneuriat permet de résoudre un problème de société »

02. 8. 2021

6 min.

Flora Ghebali : « L'entrepreneuriat permet de résoudre un problème de société »
autoři
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Vous avez remarqué ? Nous sommes en crise. Les glaciers fondent, les inégalités crèvent le plancher, la méfiance des particuliers vis-à-vis de toute forme de pouvoir va croissante. Pour la jeune entrepreneure Flora Ghebali, il appartient aux entreprises de nous sortir de ce chausse-trappe : des grands groupes aux start-ups hyper-croissantes, toutes doivent s’engager pour l’écologie et la justice sociale. Une conviction acquise au fil de sa carrière galopante, du cabinet présidentiel à l’Élysée à la fondation de son « agence d’innovation sociale » Coalitions. En avril 2021, nous avons profité de la sortie de son ouvrage mi-essai, mi-manifeste “Ma génération va changer le monde” (Éd. de l’Aube) pour parler engagement, jeunesse et missions entrepreneuriales.

Vous vous définissez souvent comme « entrepreneure militante ». Ça veut dire quoi ?

Flora Ghebali : En gros, je suis militante avant d’être entrepreneure. J’ai des positions fortes et engagées depuis mon plus jeune âge. Quand j’avais huit ans, j’ai forcé mes parents à me laisser taguer les affiches de Jean-Marie Le Pen qui était au deuxième tour de la présidentielle… C’était l’acte le plus violent de ma vie militante (rires). J’ai longtemps cru, à tort, que le militantisme était réservé aux sphères politiques ou associatives. Puis j’ai découvert qu’on pouvait militer un peu partout dans la société, et que c’était très efficace ! Je crois qu’on change la société en inventant de nouveaux modèles, pas en critiquant des modèles existants. Et pour moi, la meilleure façon d’inventer ces nouveaux modèles, c’est l’entrepreneuriat.

Votre parcours - des postes de communication en cabinet présidentiel et à La France s’engage, la création de votre propre agence Coalitions… - est assez fulgurant. Comment l’expliquez-vous ?

Je ne sais pas si mon parcours est si fulgurant. Je ne me sens pas du tout experte en quoi que ce soit. Je me sens plutôt jeune, junior, mais je suis peut-être une junior qui parle un peu plus fort que les autres. J’ai presque un syndrome de l’imposteur mais ça, c’est un autre problème… J’essaie simplement de valoriser le pragmatisme. Ça paraît fou, mais dans les entreprises, il faut parfois dire des évidences qui ont été passées sous silence. Fût un temps, quand je travaillais en politique, je voyais bien que les gens avaient l’impression que le monde entier pensait comme eux. Savoir dire des vérités dans ce genre de milieu, c’est peut-être ça mon « truc ».

« Je pense qu’il est temps d’écouter ce que les jeunes ont à dire sur le monde d’après » - Flora Ghebali

Vous venez de sortir un livre intitulé “Ma génération va changer le monde”. C’est un manifeste ou un récit personnel ?

C’est un livre extrêmement personnel. Je ne me sens pas porte-parole de qui que ce soit. Je ne sais pas qui compose ma génération au niveau global. Ces questions sont réservées aux sociologues. Mon essai tente de déchiffrer cette génération et de dégager des idées pour tenter de ressusciter le pacte social. J’ai l’impression que nous avons du recul, nous, les jeunes. Des gens de 50 ou 60 ans me disent souvent qu’ils vont acheter le livre “pour leurs ados”. Mais moi j’ai envie de leur dire : “ce n’est pas la peine, ils savent ce qui se trouve dedans, c’est vous qui devriez le lire ! Les jeunes voient des choses que vous ne voyez pas. Nous avons vécu l’éducation discriminante, le drame écologique, et les « bullshit jobs » que vous nous proposez n’ont pas de sens à nos yeux. Donc écoutez-nous, on va vous expliquer ce que c’est de privilégier son bien-être et son droit à la différence sur la sécurité de l’emploi.” C’est ça, le but du livre.

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D’où vous vient cette foi en la jeune génération ?

On oublie souvent de dire que la révolution digitale est un changement colossal dans l’histoire de l’humanité. C’est comparable à l’imprimerie. Mais comme cela fait vingt ans que nous sommes dedans, nous n’avons pas du tout saisi l’ampleur de ce changement. Internet touche aux fondamentaux de notre existence. Que devient l’éducation quand toutes les informations sont à portée de main ? Le pouvoir quand des pétitions en ligne récoltent des millions de signatures en quelques jours ? Le travail quand l’entreprise n’est plus le seul lieu de formation pour les adultes ? Les digital natives et les autres ne vivent plus dans le même monde. Nous avons deux planètes en une. Je ne suis pas jeuniste, mais c’est la raison pour laquelle je pense qu’il est temps d’écouter ce que les jeunes ont à dire sur le monde d’après.

« À la base, l’entrepreneuriat permet de résoudre un problème de société. Pour moi, mieux vaut que ce problème soit la lutte contre le réchauffement climatique que le repassage des chemises en moins d’une minute» - Flora Ghebali

Votre livre pique souvent les générations précédentes, celles des “directeurs financiers” et des “actionnaires”. Vous avez été frustrée professionnellement par ces gens-là ?

Totalement frustrée. Je viens de formations en sciences politiques et en communication. Ce sont des sujets plutôt « soft », qui n’intéressent pas les gens qui détiennent vraiment le pouvoir dans les entreprises. Dans le monde pro, la France valorise nettement les sciences appliquées. Et pour moi, notre fonctionnement ultra-capitaliste actuel découle de cette approche. Les directeurs financiers avaient besoin d’un indicateur clé de performance pour mesurer le succès de leur entreprise. Ils ont décidé que ce serait l’argent car tout le monde en a, tout le monde en a besoin, on peut le mesurer, faire des calculs avec… Résultat : désormais, le pilotage des entreprises passe par la seule performance financière. Tout ce qui est extra-financier est limité ou mis au ban. Il me semble que cette erreur colossale a engendré la crise climatique, humaine et sociale dans laquelle nous sommes aujourd’hui.

Que proposez-vous pour changer ça ?

Je ne dis pas qu’il ne faut pas faire de profit. Nous avons besoin d’argent pour se loger, pour recruter, pour faire société. C’est un moyen, pas une fin. La fin serait plutôt ce que j’appelle les « soft profit ». La question est : comment transformer les entreprises pour qu’elles rendent les gens heureux ? Comment mener des projets qui sont à la fois bons pour la planète et constructifs ? À la base, l’entrepreneuriat permet de résoudre un problème de société. Pour moi, mieux vaut que ce problème soit la lutte contre le réchauffement climatique que le repassage des chemises en moins d’une minute. Le but est donc de savoir comment redéfinir la réussite et faire cohabiter « hard profit » comme moyen et « soft profit » comme fin.

Votre proposition est donc d’encourager les entreprises à s’engager dans les grandes causes ?

Mon rêve serait que nous arrêtions tous de faire ce que nous sommes en train de faire pour conduire la transition écologique et sociale. Si nous ne le faisons pas maintenant, notre société va imploser. Mais je sais bien que les entreprises ne le feront pas par supplément d’âme. Il leur faut un intérêt.

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Comment faire, alors ?

Je dis souvent que mon propre engagement est égoïste car je m’ennuie à mourir quand je travaille sur des projets qui ne sont pas engagés. Je pense que nous devons tous assumer cette part d’égoïsme pour réussir. Les entreprises doivent faire du profit, évidemment. Mais elles peuvent choisir de ne pas profiter du travail des Ouïghours qui sont en camp de concentration. Moi, Flora, je ne peux pas débarquer dans une ferme au Brésil pour leur demander de ne plus planter des OGM mais je peux faire attention à ce que je consomme. Un État n’est pas responsable du fait que chacun soit heureux et en bonne santé, ce serait mentir. Par contre, il doit fournir le cadre pour que chacun puisse s’épanouir. C’est une question de responsabilisation.

Confier le changement à des entreprises engagées, pourquoi pas. Mais comment faire la différence entre engagement véritable et greenwashing, par exemple ?

C’est compliqué, c’est vrai. Le meilleur moyen de saisir ce qui est vrai est de regarder la mission d’une entreprise. Back Market (une marketplace française de produits reconditionnés, NDLR) ne va pas se mettre à vendre du neuf demain, ce serait contraire à ce qu’ils sont. Ensuite, il appartient aux consommateurs de se responsabiliser et de voter avec leur porte-monnaie. Il faut aussi se montrer exigeant vis-à-vis des actions que nous attendons de la part des entreprises. Autrement, le greenwashing va durer encore vingt ans. Et en même temps, toutes les entreprises ont commencé par faire du greenwashing. Il faut donc faire preuve d’une certaine indulgence et ne pas juger fondamentalement une boîte sur un écart. Les consommateurs eux-mêmes sont un peu schizos : ils veulent manger mieux et font exploser les ventes de Nutella pendant le confinement. Après, je comprends qu’on puisse vouloir en manger dans ces cas-là…

Bon, dites-nous la vérité : au fond, vous êtes un peu anarchiste.

Non. Je ne suis ni anarchiste, ni néolibérale, ni anticapitaliste, je suis juste une personne qui se cherche, comme tout le monde. Je change d’avis, j’ai des contradictions… J’assume. Je crois tout de même que nous allons bientôt devoir nous confronter à la décroissance. Il va falloir commencer à parler de renoncement. Récemment, je me baladais un matin et toutes les unes de la presse écrite disaient : « Le retour de la croissance ! » ou « Bruno Le Maire vous jure sur sa vie que la croissance arrive ! » C’était angoissant. On ne peut pas faire cohabiter croissance infinie et ressources finies. J’aime la théorie du donut de Kate Raworth, selon laquelle notre économie doit évoluer entre un plancher social et un plafond écologique. Consommer Ouïghour, non, mais se faire parfois plaisir avec un objet neuf, oui. Il ne faut pas croire que la consommation n’apporte que du malheur. Il faut arrêter d’être manichéen. Et douter de tout. Enfin, je crois.

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Article édité par Clémence Lesacq