Demain, un monde sans travail ?

04. 9. 2019

10 min.

Demain, un monde sans travail ?

Tu fais quoi dans la vie ? Voilà probablement le plus commun des préambules, l’alpha et l’oméga de la socialisation, notre façon de nous présenter au monde. Nous faisons aujourd’hui, pour la plupart, comme si le travail nous définissait et l’acceptons bon gré mal gré comme un mal nécessaire. Pourtant, dehors, la rumeur gronde : avec l’intelligence artificielle et la robotisation croissante des tâches, les cols blancs commencent à leur tour à être confrontés au manque de travail pendant que d’autres, désabusés ou abîmés par les horaires de bourreaux rêvent de revenu universel. Le travail questionne plus que jamais. Comment le définissons-nous ? Pourquoi et pour qui travaillons-nous ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Peut-on envisager demain de vivre en travaillant très peu voire pas du tout ? Tour d’horizon des enjeux à l’œuvre derrière cette question d’ardeur et de labeur avec l’économiste français Gilles Saint-Paul.

Travailler plus pour gagner moins ?

La fin du travail, c’est la théorie avancée par Jeremy Rifkin, essayiste et prospectiviste économique américain, dans un ouvrage éponyme paru en 1995. Il y soutient qu’avec l’informatisation, de nombreux emplois sont condamnés à disparaître, et qu’il sera de plus en plus difficile d’absorber le volume de travailleurs qu’employaient l’agriculture, puis l’industrie et le tertiaire. Seules les élites de la technologie (innovateurs industriels, techniciens, scientifiques, informaticiens, enseignants, consultants) et les manipulateurs d’abstraction (élite de travailleurs du savoir, ndlr) pourront émerger. Du fait de l’automatisation des tâches physiques puis intellectuelles et de la raréfaction de l’emploi, l’immense majorité des travailleurs sera dépossédée de sa mission, ballotée, précarisée, déclassée.

L’économiste Gilles Saint-Paul s’est à son tour intéressé aux conséquences possibles des récents développement de la robotisation. Comme il le souligne, il est désormais possible d’envisager que « les machines, au lieu de décupler la productivité du travailleur, se substitueront à celui-ci en effectuant les tâches à sa place. Si cette évolution se met en place, alors les salaires seront plafonnés par le coût de confier les tâches à un robot plutôt qu’à un travailleur. » Gilles Saint-Paul ne décrit donc pas la fin du travail mais « la fin d’un monde où c’est le travail qui permet à la plupart des individus de subvenir à leur besoin. » Comme il le précise, « tous ceux qui souhaiteront travailler au salaire de marché – diminué par la concurrence avec les robots – pourront le faire s’ils acceptent de tels salaires. Bien entendu, un tel “deal” sera sans intérêt pour la plupart des gens, mais si un travail humain est suffisamment gratifiant ou agréable, alors il survivra. »

« Tous ceux qui souhaiteront travailler au salaire de marché – diminué par la concurrence avec les robots – pourront le faire s’ils acceptent de tels salaires » Gilles Saint-Paul, économiste

Si l’heure n’est pas encore au grand remplacement des hommes par les machines, certaines tâches sont déjà concurrencées par les robots. Gilles Saint-Paul constate que « de nombreux aspects de l’intelligence humaine sont émulables par les machines. » Il cite à cet égard plusieurs exemples très concluants : « Voilà déjà longtemps que, aux échecs, les grands maîtres les plus chevronnés ne sont plus capables de battre un logiciel qu’on peut installer sur un simple téléphone mobile. Une voiture sans chauffeur a traversé les Etats-Unis d’est en ouest, alors que cinq ans plus tôt ces véhicules ne survivaient que sur quelques centaines de mètres en plein désert. Le gros de la manutention, dans une entreprise comme Amazon, est désormais effectué par des robots. Les progrès des logiciels de reconnaissance des formes sont si rapides que des professions comme celle de radiologue risquent de disparaître rapidement. »

« De nombreux aspects de l’intelligence humaine sont émulables par les machines » Gilles Saint-Paul.

Le début de la fin

Que reste-t-il du travail aujourd’hui ? Pour Gilles Saint-Paul, « sur le papier, il reste essentiel mais dans les faits, il recule ! Sa durée diminue, dans tous les pays, sous l’effet du progrès technique. La proportion d’inactifs augmente à cause du vieillissement. Enfin, il convient de s’interroger sur les “bullshit jobs” (littéralement “jobs à la cons”, ndlr), ces emplois sans contenu réel, que l’on peut trouver notamment dans le secteur tertiaire, les administrations et les grandes entreprises. »

En France, nous sommes également de plus en plus nombreux à rechercher un ancrage hors des murs de l’entreprise et à défendre un équilibre vie professionnelle-vie privée. À réclamer plus de temps libre. Voyages, engagements humanitaires, activités manuelles, retour à la terre, l’épanouissement personnel gagne du terrain et semble faire vaciller, doucement mais sûrement, la toute puissance du travail. Le média Psychologies partage des chiffres évocateurs : « les Français sont devenus les champions européens du temps libre. Malgré cela, ils sont 66 % à affirmer vouloir donner encore moins d’importance au travail, loin devant tous les autres pays de l’Union (enquête sur les valeurs des Européens, “Futuribles”, juillet-août 2002). Certains cadres commençant même à affirmer préférer gagner moins plutôt que de sacrifier des jours de repos. » Le désamour des Français pour le travail serait-il consommé ?

« Les Français sont devenus les champions européens du temps libre », d’après le média Psychologies.

Démystifier le travail

Si la désillusion est palpable, la mise à distance est difficile. Le travail, même s’il n’est plus le seul, reste un ancrage identitaire fort. Nous existons socialement par ce que nous faisons et il n’est pas aisé d’aller chercher, au-delà du travail, le sentiment d’utilité, les relations sociales, le challenge, les amitiés et les interactions que nous expérimentons en entreprise. Qui plus est dans une société où la valeur travail est fondatrice. Comme le souligne la sociologue Dominique Méda dans son ouvrage Travail : la révolution nécessaire (2010), le travail est « un fait social total [dont] l’absence est devenue quelque chose d’absolument insupportable ». Celui ou celle qui ne travaille pas est considéré comme malchanceux voire inadapté, profiteur, assisté, parasite de la société lorsqu’il assume son “inactivité”.

Le travail est aussi le moyen de gagner sa croûte, de se soigner, de vivre. Pour s’affranchir du joug du travail tel que nous le concevons aujourd’hui (le contrat de travail), il faudrait probablement pouvoir décorréler l’emploi de la protection sociale, de la création de valeur économique, de la productivité et de la rémunération et permettre aux citoyens de bénéficier de ces droits à durée indéterminée en dehors du contrat de travail. Cette démystification suppose un changement de paradigme radical : accepter que la valeur ajoutée dans la société ne se résume pas à un emploi ou un contrat de travail.

Et pour Gilles Saint-Paul, cette révolution n’a rien d’impensable : « Je ne crois pas que le fait que le travail, et en particulier le travail salarié, nous définisse ou nous confère une utilité sociale, soit un invariant anthropologique. Pendant plus d’un millénaire, la classe dirigeante – l’aristocratie – se définissait précisément par le fait qu’elle ne travaillait pas, et il en allait de même du clergé. Bien des aristocrates s’accommodaient fort bien de ne pas avoir d’utilité sociale, et les autres la trouvaient dans les fonctions militaires de la noblesse. De même, les rentiers du dix-neuvième siècle ne se définissaient pas par leur travail. Il en va sans doute de même de nos retraités, toujours plus nombreux. Il n’y a pas si longtemps, la majorité des femmes étaient mères au foyer, et si leur utilité sociale résidait dans leur travail, ce dernier ne passait pas par le marché et encore moins par le salariat. Les paradigmes changent donc souvent et sans effort, en fonction des évolutions économiques. »

« Je ne crois pas que le fait que le travail (…) nous définisse ou nous confère une utilité sociale, soit un invariant anthropologique », Gilles Saint-Paul

Même si le travail est une institution comme les autres, les constructions sociales ont la peau dure. Dans son Traité de pédagogie, Kant fait du travail un devoir moral. Nietzsche nuance fortement cette thèse en opérant une distinction entre le travail salarié pénible et le travail des créateurs qui apporte aussi du plaisir. Il met en lumière, avec cette distinction, une dérive de notre modèle social : nous travaillons pour gagner plus et consommer plus et non plus simplement pour gagner notre vie. Le désir de s’enrichir prime souvent sur le désir de développer son esprit. Autrement dit, le travail semble dans nos sociétés intrinsèquement lié à l’argent. Pourtant, l’esprit créateur compterait bien davantage. Peut-on décemment résumer le vivant et ses quelques millions d’années d’évolution à l’idée que le but ultime de la vie est de gagner de l’argent ? Les balbutiements du revenu universel révèlent un questionnement profond sur notre modèle économique. Qu’est-ce qui fonde réellement la valeur d’une société ? Le travail est-il vraiment vecteur de mieux être et de mieux vivre ensemble ? À quoi ressemblerait un monde où le travail ne serait plus la norme ?

D’autres scénarios pour demain

Les prospectivistes sont de plus en plus nombreux à imaginer des alternatives au travail. L’économiste Gilles Saint-Paul a essayé d’explorer comment les sociétés actuelles, où les revenus des personnes dépendent largement de la valeur économique de leur travail, pourraient s’adapter et survivre si cela n’est plus possible. Il a conçu six synopsis possibles pour le XXIIème siècle :

1. Le scénario social-démocrate

Le fruit du travail des machines est redistribué à la population par l’Etat-Providence. Dans ce scénario, comme l’explicite Gilles Saint-Paul, les systèmes d’aide sociale actuels se généralisent à la quasi-totalité de la population. La richesse de la minorité qui détient le capital et les robots est taxée pour financer un vaste système redistributif permettant de préserver le niveau de vie de chacun, voire de l’augmenter en fonction des progrès de la productivité des robots.

2. Le scénario clientéliste

Dans lequel une société comparable à celle de l’Empire romain émerge, les robots jouant le rôle des esclaves, leurs propriétaires celui des patriciens, et les travailleurs celui de la plèbe (le peuble, ndlr), cette dernière se finançant grâce aux prébendes (parts de biens prélevées, ndlr) des précédents, en échange de soutien politique dans la poursuite de leurs intérêts.

3. Le scénario post-fordiste

Dans lequel les entreprises parviennent à maintenir suffisamment de personnes dans des emplois correctement rémunérés, mais sans utilité réelle, afin de maintenir une classe moyenne suffisamment importante pour garantir la paix sociale et écouler la masse de biens de consommation courante produits par les robots.

4. Le scénario des rentiers

Dans lequel la majorité de la population vit de son capital plutôt que de son travail. Les gens transmettent leur patrimoine à leurs enfants et cela garantit un niveau de vie acceptable à la plus grande partie de la population.

5. Le scénario malthusien

Ici, la baisse du salaire au-dessous du niveau de subsistance se traduit par une diminution drastique de la population mondiale (du fait des guerres, famines et épidémies qui sévissent, ndlr), les survivants tirant leur revenu des robots et du capital qu’ils possèdent ou des rares tâches encore confiées aux humains.

6. Le scénario virtuel

Les gens continuent à vivre de leur travail (les salaires étant assez bas pour que l’embauche d’un humain soit aussi profitable que celle d’un robot), car si les nouvelles technologies font baisser le pouvoir d’achat matériel, elle permettent aussi de remplacer les biens matériels par des biens virtuels eux-mêmes très peu coûteux. On peut ainsi imaginer, par exemple, que la plupart des activités de loisir soient transférées dans l’univers de la réalité virtuelle, ou encore que des lunettes de réalité augmentée permettent d’avoir l’illusion de vivre dans un logement bien plus luxueux.

Quelle probabilité que l’un de ces synopsis voit le jour ? Selon Gilles Saint-Paul, « différents scénarios sont plus ou moins plausibles selon la société considérée. Chez les Français assoiffés de redistribution, le scénario social-démocrate est le plus plausible, quoiqu’il faille garder à l’esprit que les marges d’expansion d’un état providence hypertrophié comme le nôtre soient très faibles. Chez les Allemands champions de l’épargne, on peut fort bien envisager une société de rentiers. Enfin, chez un pays émergent comme la Chine où le contrôle démocratique est inexistant et où la famine était monnaie courante il n’y a pas si longtemps, je n’exclurais pas le scénario malthusien » pronostique-t-il.

« Chez les Français assoiffés de redistribution, le scénario social-démocrate est le plus plausible », Gilles Saint-Paul

Le scénario le plus souhaitable ? Pour l’économiste, « c’est en partie une affaire de goût mais le scénario des rentiers est probablement celui qui minimise le niveau de tension sociale à long terme. » D’autres, qui sentent le changement poindre, ont déjà pris le chemin d’un nouveau modèle social et décidé de ne plus travailler pour se consacrer à d’autres activités à leur yeux plus créatrices de valeur. Et si on était déjà en train de s’écarter d’une société du travail et de s’affranchir du modèle dominant ?

Hors système

Élever son enfant, se consacrer à un art, construire une maison, réhabiliter un village, vivre en communauté ou poursuivre une activité en dehors du système et du cadre du travail… Nombreux sont ceux qui ont déjà rompu avec la notion de “productivité”. Ils sont pour la plupart plus actifs que jamais à l’instar de Jonathan Attias qui prône la “désobéissance fertile” et nous enjoint à racheter des forêts pour les préserver et vivre en symbiose avec la nature. Ces citoyens en marge du travail (ne travaillant pas et ne cherchant pas de travail), ont réduit leurs dépenses et pour certains radicalement changé leur mode de vie mais semblent avoir gagné en qualité de vie et en cohérence.

Pour Gilles Saint-Paul, il n’y a pas lieu de penser que le travail est tout. Il suggère que notre société devrait très bien pouvoir s’accommoder d’un monde sans travail : « L’interaction sociale fleurit grâce aux loisirs bien plus qu’au travail, dans les cafés, les clubs, les associations, les cercles littéraires et artistiques, etc. Les gens savent très bien quoi faire de leur temps libre, et n’en rien faire est d’ailleurs un choix tout aussi respectable qu’un autre. La baisse importante de la durée du travail au cours des cent dernières années n’a pas créé un problème de temps libre et il n’y a pas de raison de penser qu’il en irait différemment si le travail disparaissait complètement. »

« Les gens savent très bien quoi faire de leur temps libre, et n’en rien faire est d’ailleurs un choix tout aussi respectable qu’un autre », Gilles Saint-Paul.

Libérer le travail du devoir de gagner sa vie

Et si le travail n’avait simplement plus le monopole de la création de valeur ? L’économiste et philosophie politique Baptiste Mylondo, explore cette éventualité dans son livre Un revenu pour tous : « C’est le monopole du travail comme source d’utilité sociale, de reconnaissance sociale et d’estime de soi que nous pourrions briser en défendant l’instauration d’un revenu inconditionnel. »

Un autre économiste, Daniel Cohen, défend dans son ouvrage Le monde est clos et le désir infini, l’idée de « donner aux gens les moyens de choisir. » Il développe sa thèse dans cette interview : « Si les gens veulent se défoncer 60 heures par semaine dans un travail qui leur plaît, je ne vois pas au nom de quoi on viendrait leur dire qu’il faut travailler 32 heures ! Par contre, le revenu universel c’est ce qui donne aux gens le choix : je suis une caissière, on me propose 20 heures par semaine, j’accepte ou je n’accepte pas mais en tous les cas j’ai un instrument, un pouvoir de négociation augmenté. » Dans ce monde rêvé par les partisans du revenu universel notamment, nous pourrions ainsi « passer du travail au non travail comme un non évènement », puisque nous serions suffisamment accompagnés par la société pour pouvoir subvenir à nos besoins et créer de la valeur par le travail ou toute autre activité.

« Si les gens veulent se défoncer 60 heures par semaine dans un travail qui leur plaît, je ne vois pas au nom de quoi on viendrait leur dire qu’il faut travailler 32 heures ! », Daniel Cohen, économiste

Peut-on envisager un monde sans travail ? La fin du travail est-elle seulement souhaitable ? Le travail n’est-il pas le fertilisant de la société ? Tout dépend de ce que l’on projette derrière cette notion. Il nous faut probablement élargir sa définition à l’idée d’activité constructive et créatrice de valeur pour interroger les externalités positives du travail. Dans Malaise dans la civilisation, Freud écrit que « le travail est une solution s’il est librement choisi. L’homme qui travaille librement enrichit le monde. En revanche, l’activité professionnelle subie par la seule nécessité de gagner de l’argent ne résout rien. Elle transforme des problèmes psychologiques individuels en malheurs sociaux ». A-t-on encore vraiment besoin du travail pour subvenir à nos besoins et vivre ensemble ? Ne faudrait-il pas désormais s’affranchir de l’injonction de travailler ou du travail contraint pour favoriser et valoriser la création de valeur au sens large ? Resterait alors le travail… libre.

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Illustration by Antonio Uve pou WTTJ

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