« Par peur de décevoir, j'ai "accepté" de bosser 15h/jour en chômage partiel »

15. 6. 2020

7 min.

« Par peur de décevoir, j'ai "accepté" de bosser 15h/jour en chômage partiel »

La nouvelle n’a pas dû vous échapper, tout le monde n’a pas été égal face au confinement. Il y a ceux qui ont très peu travaillé tout en ayant la chance de bénéficier d’aides (et c’est tant mieux). Et puis il y a ceux qui, comme moi, ont travaillé bien plus qu’en temps normal et qui continuent de travailler à un rythme effréné. J’ai 33 ans, je suis développeur web dans une start-up digitale engagée et en période d’essai. Je travaille deux fois plus depuis le confinement, soit 15 heures par jour tout en touchant 80% seulement de mon salaire. Pourquoi ? Pas peur de décevoir, par culpabilité. Une culpabilité si forte qu’elle m’a rongé au point de faire un burn-out…. Je vous raconte

Des débuts compliqués

Après avoir longtemps travaillé dans la culture, j’ai suivi une formation de création de site Internet pour devenir développeur web. J’ai ensuite choisi d’être prestataire pour plusieurs entreprises avant de vouloir m’investir en tant que salarié dans un projet qui me motivait vraiment. Je voulais mettre mes compétences techniques au profit d’un projet engagé, bref utiliser la tech’ à bon escient. C’est donc pour ses valeurs éthiques et son engagement social que j’ai choisi la start-up dans laquelle je suis aujourd’hui. J’ai été embauché en septembre dernier pour être le bras droit de la directrice et ainsi m’occuper de toute la partie informatique, de la gestion de projet au développement technique en passant par la stratégie générale. Un poste absolument parfait sur le papier. J’étais enthousiaste et énergique à l’idée de faire partie de cette nouvelle aventure.

Ma motivation s’est vite essoufflée lorsque j’ai compris, dès le début, que les problèmes financiers de l’entreprise retarderaient le paiement des salaires. Mais c’est réellement au mois de mars que tout a dégringolé. Quinze jours après le début du confinement, on apprend que tout le monde a été rétroactivement mis en chômage partiel. Je comprends alors que je ne serai payé que 80% de mon salaire les deux premières semaines du confinement alors qu’à l’époque, je travaillais à temps plein. Première surprise. Je tombe des nues. D’abord, parce que c’est tout simplement illégal. Ensuite car l’entreprise ne manque pas de nous faire culpabiliser pour excuser sa démarche. Mes patrons disent alors ne pas avoir le choix. Et que si nous ne voulons pas que l’entreprise ferme ses portes, nous devons accepter la situation et nous serrer les coudes.

Mes patrons disent alors ne pas avoir le choix. Et si nous ne voulons pas que l’entreprise ferme ses portes, nous devons accepter la situation et nous serrer les coudes.

Les vrais ennuis commencent

Très vite, ma hiérarchie nous demande de travailler bénévolement une ou deux heures par jour, pour, selon ses dires, « ne pas perdre la main » et « ne pas s’ennuyer ». Sous prétexte qu’un ordinateur est à notre disposition, on doit être capable de coder à tout moment, parce qu’après tout, on a « rien de mieux à faire ». Deuxième surprise. C’est du travail dissimulé. Si ma première réaction a été de refuser, le reste de mon équipe en a décidé autrement et la majorité a finalement choisi d’accepter la proposition de la direction, dans la mesure où le confinement limitait les activités extra-professionnelles. De mon côté, étant encore en période d’essai, je me suis vu logiquement obligé de suivre le mouvement général. Comme tout le monde a accepté, pourquoi moi, je refuserais ? Après tout, on parle d’une heure par jour, ce n’est pas grand chose, je m’en remettrai, non ?

Très vite, ma hiérarchie nous demande de travailler bénévolement une ou deux heures par jour, pour, selon ses dires, « ne pas perdre la main » et « ne pas s’ennuyer ».

C’était sans compter sur l’idée de ma Directrice de développer en urgence un site Internet lié au confinement qui allait aider des milliers d’internautes. Un projet, donc, à sortir pendant le confinement, et ce, dans un temps limité. Toujours sous couvert de l’aspect social de l’initiative, nous sommes censés nous investir et nous entraider pour donner une chance à l’entreprise de surmonter la crise. Cerise sur le gâteau : nous faire travailler à plein temps alors que nous touchons le chômage partiel ne semble pas être un problème. « Une petite structure ne se fera pas contrôler », assure-t-elle, et quand bien même, « la start-up peut bien bénéficier d’un peu d’aide de l’État compte tenu de ses engagements sociaux… » Cela me met d’autant plus en colère et m’interpelle davantage. Mais si je refuse, c’est un développeur en moins dans l’équipe. Non seulement je serai à l’origine de la fermeture de l’entreprise, mais en plus je mettrai à mal le projet global et plus spécifiquement mes collègues. Résultat : du jour au lendemain, et sans rien voir venir, je passe d’une heure de travail à 15 heures par jour, motivé par l’idée de sauver la boite avec le reste de l’équipe, sous prétexte que notre activité vient au secours des plus vulnérables. Un brin ironique, pas vrai ?

Si je refuse, c’est un développeur en moins dans l’équipe. Non seulement je serai à l’origine de la fermeture de l’entreprise mais en plus je mettrai à mal le projet global et donc mes collègues.

C’est le début de l’exploitation. S’ensuit alors une période difficile et ça va crescendo… Je commence même à travailler le week-end afin que le nouveau site puisse sortir en temps et en heure. Mais une fois ledit site publié et après avoir subi un rythme de travail effréné, alors que je pense que le pire est derrière moi, ce sont d’autres urgences qui s’empilent.

À bout de souffle

Mon rythme de travail s’intensifie encore. Je me lève et je commence à travailler dès 8 heures le matin. Je m’octroie seulement 30 minutes de pause pour déjeuner et dîner. Je me couche à minuit, voire une heure ou deux heures du matin. Puis le lendemain, ça recommence. Et ainsi de suite. Bien sûr, je me suis plaint auprès de la direction, mais celle-ci répond systématiquement que notre travail va porter ses fruits, que nos efforts vont propulser l’entreprise vers des jours meilleurs. Et, à chaque fois, la culpabilité m’empêche de fuir cette situation pourtant absurde et malsaine : je suis moins payé et en plus, je n’ai plus aucun temps pour moi, pour lire, pour me former, pour me reposer, pour prendre du recul, pour profiter de ma famille. Plus le temps pour rien. Mais ma période d’essai m’empêche, une fois de plus, de mettre un terme à notre collaboration. Si j’arrête, comment vais-je retrouver un travail dans cette période de crise ? Ce serait insensé, et trop risqué, de ma part de prendre une telle décision. Alors je continue.

Si j’arrête, comment vais-je retrouver un travail au cœur de cette période de crise ?

Au fur et à mesure que ces “urgences” s’enchaînent, je suis de plus en plus crispé. J’ai mal aux épaules à force de travailler sur ma table de salle à manger qui fait office de bureau, mal au dos à force de m’asseoir sur des chaises qui ne sont pas faites pour accueillir mon corps 15 heures par jour d’affilée. Je dors très peu la nuit, car bien que je sois fatigué émotionnellement, mon cerveau continue à travailler et à lister tout ce qu’il reste à faire le lendemain. Physiquement, j’ai les nerfs à vifs et mon corps est complètement bloqué. Mais, toujours, je reste motivé par l’envie d’aider. Car aussi bizarre que cela puisse paraître, la peur de décevoir et le besoin de reconnaissance prennent le dessus sur mon mal-être.

Mais, toujours, je reste motivé par l’envie d’aider. La peur de décevoir et le besoin de reconnaissance prennent le dessus sur mon mal-être.

Je ne me suis jamais senti aussi surmené de ma vie et, en même temps, je me sens mal si je ne travaille pas. Dans ma tête, se dessine un cercle vicieux : si je flanche, je retarde les développements, donc le projet, donc la signature des contacts, donc la pérennité de l’entreprise, donc le paiement des salaires de mes collègues. On est une petite équipe, donc le départ ou la démotivation d’une seule personne peut mettre en péril tout le système. En fait, il est inconcevable pour moi de baisser les bras et puis, je veux aller au bout de mon engagement. Pour moi, travailler dans une start-up c’est aussi partager tous les moments douloureux et les succès en étant très proche des personnes qui la constituent. Je ne veux ni décevoir mon équipe, ni qu’ils puissent voir en moi quelqu’un qui a abandonné dès que ça s’est corsé. J’ai d’autant plus envie de continuer à faire mes preuves que ma conjointe et moi-même avons un projet d’achat immobilier, et avoir CDI, c’est bien plus avantageux pour notre dossier. Elle non plus, je ne peux pas la laisser tomber.

Une culpabilité à 360°

En réalité, je me sens coupable à quatre niveaux. Vis-à-vis de ma conjointe, qui fait toutes les tâches ménagères et s’occupe des repas pour que je puisse me concentrer sur mon travail uniquement. Et je suis tellement fatigué que je ne prends plus le temps d’échanger avec elle. Vis-à-vis de mon entreprise, qui ne va sans doute pas voir son projet aboutir si je flanche. D’ailleurs, c’est aussi parce que je les crois sincères et bienveillants que je continue. À cette culpabilité s’ajoute le sentiment de trahir mon équipe. Moins travailler ou démissionner pourrait avoir des conséquences terribles sur mes collègues qui vont devoir travailler davantage alors qu’ils sont, eux aussi, à bout de nerfs.

Enfin, je sens que j’ai une responsabilité vis à vis de la société. Qui suis-je pour râler alors que je gagne encore 80% de mon salaire ? Cette culpabilité va même jusqu’à m’empêcher de me plaindre de ma situation. Malgré mon épuisement physique et psychologique, je me dois d’être reconnaissant d’avoir un travail, c’est comme ça. Il suffit que je pense à tous les indépendants qui vivent un moment difficile, ou à toutes les personnes qui se sont faites licenciées pour que je me remette à travailler de plus belle.

Je sens que j’ai une responsabilité vis à vis de la société. Malgré mon épuisement physique et psychologique, je me dois d’être reconnaissant d’avoir un travail, c’est comme ça.

Le bout du tunnel

C’est avec le déconfinement que j’ai réalisé que je devais mettre un terme à ma situation. Revoir du monde m’a permis d’ouvrir les yeux sur ce que je vivais, et j’ai réalisé à quel point je m’étais enfermé dans une spirale infernale, dans laquelle je n’avais plus aucun recul. Mes amis, aussi au chômage partiel, n’ont pas beaucoup travaillé, et pour la plupart, leur entreprise leur a même généreusement donné 100% de leur salaire. Ils m’ont raconté un confinement bien plus joyeux et constructif, à cent-mille lieux du mien.

Aujourd’hui, je veux bien me battre pour mon entreprise, et tout faire pour que les choses avancent. En revanche, je ne peux plus sacrifier ma santé et mon énergie pour une boite qui ne me protège pas et qui, en plus, revendique des valeurs sociales et bienveillantes. Il faut que cela se rééquilibre. Il faut que je puisse revenir à une charge de travail normale. Mais, l’entreprise ne tenant pas ses promesses et refusant encore et toujours de ralentir la cadence, mon expérience chez eux va bientôt s’arrêter. Le sentiment d’injustice a pris le dessus sur la culpabilité et j’ai détesté être à la merci d’autrui. Et même si j’éprouve encore forcément des remords, partir me permet aujourd’hui d’être en accord avec moi-même. Rester intègre, fidèle à mes valeurs, faire ce qui me semble juste et surtout faire attention à moi, voilà ce qui importe désormais.

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Photo by WTTJ