« Tout a été organisé pour que vous deveniez nos ennemis »

29. 6. 2021

10 min.

« Tout a été organisé pour que vous deveniez nos ennemis »
autoři
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

MAGAZINE - Cet article est issu du deuxième numéro du magazine trimestriel print de Welcome to the Jungle, sorti en mai 2019. Retrouvez tous les numéros parus directement sur notre shop !

Ils se côtoient tous les week-ends sur les pelouses du monde entier, mais ne se connaissent pas. Entre respect et distance, invectives et cartons colorés, arbitres et joueurs de football semblent en opposition constante. Presque les ennemis parfaits. Pourtant, c’est ensemble qu’ils subissent les conséquences de l’ultra-médiatisation de ce sport à part : sélection, pression médiatique, tension.
Vikash Dhorasoo, ancien international français, a fini sa carrière sur un licenciement au Paris Saint-Germain, après une virulente sortie médiatique contre son entraîneur. Tony Chapron, arbitre international, a conclu trente ans de sifflet par un coup porté à un joueur lors d’une rencontre en 2018. Toujours très médiatisés l’un comme l’autre, engagés dans le monde du football ou associatif, ils reviennent sur les liens qui unissent leurs deux métiers, mêlant passion du jeu et amour vache. Rencontre dans un café parisien.

Tony Chapron : Je vais prendre un expresso.

Vikash Dhorasoo : Un Perrier… Ou non, plutôt un thé vert.

TC : Ça fait longtemps, Vikash. J’ai dû t’arbitrer deux ou trois fois en 2005-2006. Heureusement on a arrêté nos carrières toi et moi, sinon on n’aurait pas pu prendre un café aujourd’hui. Avec la paranoïa du monde du foot, j’aurais pas pris le risque.

VD : Ça aurait été compliqué ! Imagine : « Chapron il est pote avec Dhorasoo »… Arbitres et joueurs, on se côtoie tous les week-ends et on ne sait même pas qui on est, c’est fou. Je connaissais juste Laurent Duhamel (arbitre de 1993 à 2014 NDLR.). Il était de Normandie, comme moi. Dans la vie, on se tutoyait, et dès qu’on arrivait sur le terrain, il me vouvoyait et me mettait des cartons jaunes.

TC : La paranoïa est omniprésente dans le football. Une fois, j’arbitrais un match international Saint-Marin/Suisse. Avant la rencontre, je croise Gelson Fernandes sur la pelouse, un Suisse qui jouait à Rennes. Je discute avec lui cinq minutes et on se tape dans la main. Un gars de l’UEFA (Union des associations européennes de football, NDLR.), vient me voir. Comme j’avais discuté avec Gelson, je devais parler avec un adversaire pour ne pas qu’on pense que j’ai un parti pris. Je suis allé voir le premier mec de Saint-Marin qui était sur la pelouse. Je ne l’avais jamais rencontré, mais je lui demande s’il va bien et je lui parle tout seul. Tu vois la scène ! (rires) Il a dû se dire : « c’est qui ce débile ? »

VD : Remarque, quand on est joueur, on sent des déséquilibres sur le terrain. La pression du “footballeur favori” sur l’arbitre. Je me souviens quand on jouait à Auxerre, avec Guy Roux en face… c’était le taulier, il a fait ce club, a été champion avec. Donc nous on se posait en victimes, on pensait vraiment que les pressions existaient, que l’arbitrage n’était pas le même pour tout le monde.

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TC : On se protège. Si tu siffles un penalty contre Paris et que tu te trompes, les médias te tombent dessus. Un carton rouge à Ninga de Caen ? On va en parler dans Ouest-France. Un rouge à Neymar ? Ça va faire le tour du Brésil. Quand un arbitre doit sanctionner une star, il a en tête, sciemment ou pas, le fait que ça va prendre de grosses proportions. Il aura tendance à être plus soft parce que l’effet médiatique va être dévastateur.

VD : Pour nous les joueurs, les arbitres ont un vrai pouvoir. On vous respecte.

TC : Je n’en suis pas si sûr.

VD : Si, regarde : tu peux exclure Neymar, il va sortir du terrain. C’est juste qu’il vous faudrait plus de soutien.

TC : On n’est que des exécutants, on ne décide de rien ! C’est pas nous qui faisons les lois, on nous les impose. Mais pour vous aussi. Être joueur professionnel, c’est certes gagner beaucoup d’argent mais aussi être contraint par une responsabilité énorme vis-à-vis du grand public. Vous êtes plus que des sportifs aujourd’hui. Parfois, je me dis que vous avez vachement de chance, mais aussi que ça doit être compliqué. C’est une activité surmédiatisée qui bouleverse vos équilibres personnels.

VD : La chance que j’ai, c’est d’avoir fait de ma passion mon métier. C’est un vrai métier, à la fois fabuleux mais très dur. Si on ne m’avait pas payé, je ne l’aurais pas fait.

TC : Pour nous aussi c’est une passion. Le ballon nous manque, c’est une frustration de ne jamais pouvoir le toucher. Le mot est peut-être fort, mais on vous admire. On vous voit jouer, on est à côté, on est contents d’être là. Pour moi, vous êtes des modèles de sportifs. Plutôt que d’être des ennemis, on devrait être des partenaires. Sur le terrain, comme en dehors.

VD : Tout a été organisé pour que vous deveniez nos ennemis. On crée un football pour la télévision. Je suis sûr que les arbitres en sont pénalisés, en tant qu’hommes. On vous met de plus en plus en danger. Vous devenez « la » personne à pointer du doigt. La mise en scène est terrible, on crée le drame.

TC : Ce qui est surtout terrible pour nous, c’est que comme on est admiratifs, parfois on vous idéalise.

VD : (rires) Et après vous êtes déçus un peu…

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TC : On aimerait vous voir comme des mecs super sympas dont on applaudit les exploits. Mais, souvent, vous descendez de votre piédestal. J’ai vécu ça avec Thierry Henry. Je l’avais rencontré lors d’un match de Ligue des champions à Londres. Il a des attitudes qui peuvent paraître arrogantes mais c’est un mec très sympa. On avait bien discuté. En novembre 2009, il fait une main qui amène un but pour l’équipe de France et la qualifie pour la Coupe du Monde, au détriment de l’Irlande. J’ai été super-déçu. Je suis dans un idéal : je me suis dit que c’était salaud de priver les Irlandais de Mondial sur une tricherie. S’il l’avait dit à l’arbitre, il aurait une statue devant tous les stades du monde. Il incarnerait le fair-play. Aujourd’hui, il est un peu l’incarnation du tricheur. C’est con.

VD : Non ! Moi j’aime le foot qui simule, qui triche et qui se trompe. Les erreurs, j’aime ça, elles existent dans l’histoire de ce sport. Je me suis construit avec. On me parle des enjeux, je n’en ai rien à faire. La main de Thierry Henry, visuellement, c’était incroyable. Il y avait tout un truc extraordinaire, de la dramaturgie. Vous, vous êtes là pour la justice. Et nous on est là pour la contourner.

TC : On est en opposition : tu dois gagner, et tu t’en fous que ce soit honnête, nous on doit veiller à ce que ce soit honnête. Si une tricherie passe, c’est de l’erreur judiciaire.

VD : C’est sûr que c’est mieux si c’est honnête mais… (rires) Allez, c’est grisant quand c’est malhonnête ! J’ai obtenu un penalty une fois, lors d’un PSG-Lyon en 1999. Je rentre dans le gardien, Dominique Casagrande, je simule, il y a penalty. Il me dit : « Vikash t’as triché ! » Je lui réponds : « vas voir l’arbitre, qu’est-ce que tu veux que je te dise. » Il a fait une erreur, on a gagné 1-0.

TC : Le poids de l’erreur pour nous arbitres, j’en ai pris puissamment conscience en 2013. Je siffle un penalty bidon lors d’un Guingamp/Bastia, à la dernière minute. J’ai de la chance, le gardien, Mickaël Landreau, l’arrête, ça passe un peu aux oubliettes et ça finit en 1-1. À la fin du match, le tireur qui a loupé son coup répond en interview : « ça fait partie du foot, c’est pas dramatique ». Ça a été un coup de poing. Je me suis dit que lui, joueur professionnel, pouvait dire : « c’est mon boulot mais je l’ai foiré ». Si c’est l’arbitre qui dit ça, on va estimer que c’est intolérable ! L’arbitre n’a jamais l’occasion de se mettre en valeur. On ne retient que ses erreurs et les bonnes décisions semblent normales. Un attaquant qui marque, c’est exceptionnel, alors que c’est son boulot aussi. Même notre corporation l’a intégré : dans nos évaluations internes j’ai entendu plein de fois : « t’as fait un super match… mais en même temps, c’est normal. »

VD : Mais ils ne pourraient pas arrêter de vous évaluer ? Nous, qu’on nous note, c’est logique, parce qu’à la fin il y a un match gagné ou perdu. Mais vous, quel est l’enjeu ? Ce serait plutôt à nous d’estimer que l’arbitre a été bon ou pas, de lui dire que son erreur n’est pas grave. Qu’on continue à vous insulter, crier, tout ça, ça fait partie du truc ; mais vite qu’on passe à autre chose pour que vous arriviez à bien le vivre. Ça doit être dur pour vous.

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TC : Je ne suis pas d’accord avec toi quand tu dis que crier après l’arbitre, ça fait partie du folklore…

VD : Nan, j’ai pas dit ça !

TC : « Il faut qu’on continue à insulter l’arbitre »…

VD : Nan nan nan ! J’insulte jamais, même dans la vie. C’est pas ce que je voulais dire. Je dis juste qu’il faut continuer à être virulent, à être en colère, à se retourner vers vous. On ne peut pas se contrôler sur un terrain de foot.

TC : Mais il faut apprendre à gérer ses émotions. C’est paradoxal chez toi : tu es vachement dans l’éducation, dans la transmission de valeurs grâce au sport… Les joueurs vous êtes idéalisés, ça vous donne un devoir d’exemplarité. Montrer aux enfants qu’on peut contester l’autorité, c’est comme leur dire que tu peux contester un flic qui t’arrête parce que tu n’as pas mis ta ceinture de sécurité. Eh bien non. Tu dois la mettre, il faut l’accepter.

VD : Je ne le remets pas en question. Si tu me mets un carton rouge, je ne suis pas content, mais je sors quand même du terrain. C’est vrai qu’on voit certains joueurs comme Khazri à Saint-Étienne ou Sarr à Rennes, qui, à trop s’énerver contre les arbitres, sortent de leur match. Pourtant, on travaille mentalement la semaine pour apprendre à vite passer à autre chose. On switch. Je rate une passe, je dois penser à celle d’après et ne pas rester sur la passe ratée. J’imagine que pour vous, c’est pareil.

TC : Absolument. Je donne des formations dans des boîtes, je dis toujours que la décision la plus importante est celle qu’on va prendre. Tu dois être un poisson rouge : toutes les trois secondes, tu effaces ta mémoire. Sinon tu vas cogiter toute la rencontre et être influencé par tes propres erreurs.

VD : Ça m’est déjà arrivé. La colère et la frustration se transforment en ressentiment contre l’arbitre. Heureusement, le lendemain c’est bon, on a oublié. Honnêtement, je n’ai jamais vu un de mes coéquipiers en vouloir à un arbitre après un match.

TC : Non, les joueurs ça va.

VD : Même le public ça va…

TC : Le public ? On me fait encore des réflexions quand je prends le métro ! Putain, le match était il y a dix ans et les mecs m’en veulent encore ! Beaucoup pensent que quand on rentre chez nous le soir, on s’en fout.

VD : Ça c’est vrai en même temps… (sourire)

TC : Vous peut-être, mais tu verrais les arbitres se mettre la rate au court-bouillon, à se répéter « comment j’ai fait pour rater ça ? » Moi je culpabilise, je me remets vachement en question, je n’en dors pas pendant une semaine.

VD : C’est comment le lendemain, après une erreur ?

TC : Tu t’engueules avec ta femme, t’es de mauvais poil. Ma femme ne s’intéressait pas aux matchs, elle regardait juste sur le fil de lequipe.fr. Quand elle voyait que j’avais fait une boulette, elle savait que le lendemain j’allais être d’une humeur exécrable.

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VD : Ce qui est difficile, c’est que l’erreur de l’arbitre peut être très grave et qu’il est tout seul à devoir se remettre de ça. Nous, on peut se rater. Qu’on perde, qu’on gagne, on passe au match d’après. C’est une donnée intégrée la défaite. Il y a une phrase géniale dans la série The Wire : « si tu ne joues pas, tu ne peux pas perdre. »

TC : Vous êtes en équipe, à l’entraînement, vous vous soutenez. Moi, le lendemain, je vais courir seul mes dix bornes, qu’il pleuve, qu’il vente. J’ai été nul la veille, et en plus je prends la flotte sur la tronche… Hormis les proches, il n’y a personne pour nous dire « c’est pas grave ». Ton directeur va plutôt t’appeler et remuer le couteau dans la plaie. T’es toujours seul quand tu es arbitre et c’est parfois dur.

VD : Chez les joueurs, le stress, la déprime, le burn-out, c’est toujours en lien avec “bien jouer”, “mal jouer”, perdre sa place, se blesser. La vie, c’est la sélection naturelle, les plus forts passent. Le foot pousse ça à l’extrême. Très jeunes, on nous apprend à être forts dans toutes les situations. Mais il y a des limites. J’ai cassé quand je me suis attaqué dans la presse à Guy Lacombe, mon entraîneur à Paris. Ça a été trop haut pour moi, je me suis fait virer et j’ai arrêté de jouer.

TC : Le stress médiatique, c’est ce qui nous fait le plus peur. Si tu arbitres un match de troisième division et que tu te plantes, ça ne va pas changer ta vie. Si tu fais une connerie sur un match de Ligue 1 de 21h le dimanche soir, je t’assure que ça la change. On a résumé ma carrière à ce malheureux tacle réflexe sur Diego Carlos lors du match Nantes-PSG en 2018. Quatorze saisons en Ligue 1, mille cinq cents matches arbitrés… Ça a pris fin en un éclair.

VD : Eh pour notre séance photos de tout à l’heure, t’aurais dû me tacler, ça aurait été énorme ! (rires)

TC : Je n’aurais pas eu le ballon (sourire). Le lendemain, quand tu prends l’avion, le train, les gens t’en parlent, te regardent… se foutent de ta gueule. Mais en plus de tout ça, on a aussi le stress de la compétition interne, entre arbitres.

VD : Vous êtes pas cools entre vous ?

TC : Ah non ! T’es mon pote en stage. Mais si tu es susceptible de piquer ma place, je te fais un croche-pied.

VD : C’est aussi une histoire de salaire ?

TC : Si tu es arbitre en Ligue 1 et que tu es rétrogradé en Ligue 2, tu perds la moitié de tes revenus. En gros, tu peux gagner cent mille euros par an. Et l’année d’après cinquante mille.

VD : C’est chaud ! Si tu as acheté une baraque… En Ligue 1, aucun arbitre n’a d’autre travail que l’arbitrage ?

TC : Je dirais plutôt qu’ils en ont tous un autre, mais ils se mettent en disponibilité. Ils gardent un pied dans l’entreprise parce que c’est trop aléatoire. Et puis, on peut se blesser aussi. Et on n’a pas les mêmes assurances que vous (sourire).

VD : Moi si je jouais encore, j’irais te voir en match et je te dirais à l’oreille : « mec, si tu te déchires t’es dans la merde pour ton emprunt ! » (rires)

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TC : C’est un peu ça en réalité. Ça peut paraître fou de dire ça, parce qu’un arbitre de Ligue 1 touche quand même à la louche douze mille euros par mois. Mais comparativement aux joueurs, c’est ridicule. Il y en a même un qui m’a dit un jour : « avec ce que tu gagnes, tu vas pas m’emmerder ». Et il y a autre chose, c’est que notre statut est précaire : nous ne sommes pas considérés comme des arbitres professionnels. On sait qu’un jour, tout peut s’arrêter.

VD : Moi, j’ai surtout été broyé par le monde capitaliste du football. J’étais un joueur, je créais la richesse. Mais ceux qui organisent le football décident sans nous consulter. J’ai craqué à un moment parce que j’ai été confronté à tout ça. Le footballeur doit reprendre sa place dans ce monde-là. On nous impose la vidéo pour les arbitres (VAR) alors qu’on n’en veut pas, les joueurs jouent gratos pour la Fifa lors des compétitions internationales…

TC : Ton petit cri marxiste me va bien. Sur ce combat-là, on devrait être ensemble. Le foot appartient à qui ? Aux acteurs. Ceux qui font le spectacle, ce sont les joueurs et, accessoirement, un peu les arbitres. Sans eux, le foot n’est rien.

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Photos by Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Clémence Lesacq

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