Salaires, nomadisme... Comment le télétravail bouleversera les emplois de demain
26 mai 2020
9min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Depuis plusieurs années, Rodolphe Dutel s’est imposé comme un expert incontournable sur les sujets liés au télétravail. Il faut dire que l’homme de 32 ans maîtrise bien son sujet : tombé, selon ses mots, dans la marmite de l’Internet dès la fin des années 90 via des forums de discussions où il « jubilait à l’idée de collaborer avec des personnes jamais vues en vrai», il rejoint Google en 2010 où il est chargé de vendre la suite Google Drive à des DSI français. Une mission périlleuse : à cette époque, la révolution du cloud computing, des outils collaboratifs et du BYOD (Bring Your Own Device) n’en est qu’à ses balbutiements. En 2014, il profite d’une année sabbatique pour faire un tour du monde à la voile. En cherchant un outil qui lui permettrait de programmer ses posts en avance pendant ses (longs) moment de déconnexion au milieu de l’océan, il découvre Buffer. Il avoue être immédiatement séduit par l’outil et l’entreprise. « Ils cherchaient une personne pour faire du business development. J’ai postulé. J’ai été embauché. » Trois ans plus tard, il occupe la position de DAF. Il y reste jusqu’en 2017, date à laquelle il se consacre pleinement à un projet qui a démarré comme un side project chez Buffer : Remotive, une plateforme (surtout) anglophone qui aide des candidat.e.s tech à trouver de bons jobs… en remote, bien évidemment.
Nous l’avons interviewé sur l’impact de la crise sur le télétravail, la redynamisation des territoires, le nomadisme, le management et bien d’autres sujets encore.
WTTJ : Quand vous avez commencé Remotive, le sujet des emplois en était perçu comme un sujet de “niche”. C’était marginal pour la plupart des recruteurs/recruteuses. Avez-vous l’impression que c’est devenu complètement mainstream ?
Rodolphe Dutel : En 2016, on a fait une liste des entreprises qui offraient les emplois qui nous intéressaient (en remote, ndlr), et on a trouvé 200 noms. En 2018, c’était 600. En 2019, on en a compté 900. Et au début de 2020 (avant la pandémie), c’est 2500 entreprises qui étaient sur cette liste ! Donc oui, on peut dire que c’est un phénomène en croissance.
Cela fait quelques années que les firmes de VC (capital-risque) commencent à s’intéresser à ce phénomène. Elles se sont rendues compte que des entreprises comme Automattic, Gitlab ou InVision — des startups valorisées plus d’un milliard de dollars — font plus et mieux grâce au remote. Elles apportent la preuve qu’on peut “scaler” même en remote.
La croissance exponentielle de ce phénomène tient à la rencontre de plusieurs phénomènes : la montée spectaculaire des prix à San Francisco et dans la Silicon Valley, l’intensification de la « guerre des talents » dans la Tech, les aspirations, la popularisation des outils collaboratifs… On peut maintenant être tellement plus compétitif quand on est remote par défaut. C’est aussi plus facile de retenir les talents.
Quel est, selon vous, l’impact de la crise actuelle sur le télétravail ?
En seulement 2-3 mois, le télétravail a fait un bond en avant de 10 ans. Certes, il faut rappeler qu’on parle là d’un télétravail forcé, non choisi par les travailleurs/travailleuses concerné.e.s. Mais cela n’empêche pas que d’énormes progrès ont été accomplis. Avant la crise, c’était seulement en moyenne une personne sur 10 qui n’était pas dans les murs de son entreprise. Après la crise, ça sera beaucoup plus.
« En seulement 2-3 mois, le télétravail a fait un bond en avant de 10 ans. »
Rodolphe Dutel
Il reste beaucoup d’incertitudes sur le retour au bureau. En cette période de crise sanitaire, une entreprise comme Facebook ne peut accueillir au maximum que 25% des salarié.e.s au bureau. Les chiffres sont comparables dans de nombreuses entreprises. Par ailleurs, une étude Gartner publiée en avril 2020 a interviewé les DAF (CFO) américains : ils/elles sont 74% à affirmer vouloir réduire les coûts immobiliers en faisant passer plus de personnes en télétravail.
Les tours à Manhattan sont devenues trop chères, particulièrement dans un contexte de crise économique où il faudra serrer les boulons. Donc les modèles hybrides vont se développer pour restreindre la surface des bureaux. Si le télétravail à 100% risque également d’augmenter à la faveur de la crise, c’est surtout le télétravail partiel qui va devenir la norme.
Pensez-vous que la généralisation du télétravail est une opportunité pour la redynamisation de certains territoires ? Est-il possible qu’on assiste à un rééquilibrage géographique après tant d’années de creusement des inégalités géographiques ?
J’en suis convaincu, oui. Le premier phénomène qui pourrait se développer davantage, c’est ce que j’appelle le « télétravail caviar », c’est-à-dire le télétravail partiel de ceux qui habitent principalement en ville, mais passent 3 à 4 jours par semaine à la campagne dans leur résidence secondaire. Certes, cela concerne une minorité de personnes privilégiées, mais ils sont tout de même suffisamment nombreux pour que cela ait un impact sur certains territoires. Juste avant le confinement, tous les Parisiens qui ont une résidence secondaire s’y sont réfugiés. Parmi ceux qui n’ont pas eu d’autre choix que de rester à Paris, ceux qui ont les moyens sont nombreux à se mettre en quête d’une résidence secondaire à la campagne.
Le deuxième phénomène, c’est celui des freelances qui ont opté pour la flexibilité au travail principalement pour échapper à la cherté de l’immobilier parisien. La déconnexion entre l’évolution des salaires et celle des prix de l’immobilier dans Paris est de plus en plus grande. Pour une pièce en plus, pour davantage de confort, il faut habiter de plus en plus loin du centre.
Cela fait des années qu’une majorité de cadres parisiens affirme, sondage après sondage, désirer quitter Paris pour améliorer leur qualité de vie. Jusqu’à récemment, cela représentait un vœu pieux pour l’essentiel des gens. Mais depuis quelques années, les passages à l’acte ne sont plus si rares. Parmi les 30-40 ans, on peut imaginer que les départs vont se matérialiser en plus grand nombre. L’expérience d’un confinement urbain dans un logement exigu sera peut-être décisive, surtout pour les parents de jeunes enfants.
Plusieurs villes secondaires ont gagné des nouveaux habitant.e.s grâce à l’afflux de Parisiens. Parmi ces villes, il y a Bordeaux, Bayonne, Nantes, ou encore Grenoble. On observe donc que, pour les freelances qui travaillent de chez eux, la question de l’accès reste essentielle. Il faut pouvoir rendre des comptes aux clients régulièrement, rester à portée de TGV des sièges des entreprises pour lesquelles on travaille.
Enfin, le télétravail rural se développe aussi. Je vois des initiatives de villages de freelances qui se développent. Certains élus comprennent bien leur cible, lancent des associations, mettent des locaux à disposition et ont compris que l’essentiel, c’est de recréer du lien social, de recréer le comptoir du PMU. C’est le sujet principal pour des individus à risque de se sentir isolés et de souffrir de solitude.
Le journaliste Maxime Brousse a récemment publié un livre sur les “nouveaux nomades” qui ont « décidé de vivre toujours ailleurs ». Que deviennent les fameux digital nomads en temps de crise du Covid-19, en particulier cette population de jeunes développeurs informatiques qui voyagent en Asie ?
En réalité, l’écrasante majorité des digital nomads reviennent chez eux après quelques années de nomadisme. Quand le besoin d’exotisme est assouvi, ils finissent par s’installer. S’ils rencontrent quelqu’un ou veulent commencer une famille, ils tournent la page du nomadisme. Pour beaucoup de gens, l’expérience s’apparente finalement à une forme de gap year, cette année de voyages et d’aventures que s’accordent traditionnellement de nombreux Américains entre le lycée et l’université.
À bien des égards, le système de rupture conventionnelle a été pour la France un facteur qui a amplifié ce phénomène du nomadisme digital. Les Français sont assez nombreux à faire partie des cohortes de nomades pour cette raison. Soit ils préparent un projet entrepreneurial, soit ils commencent à travailler en freelance, soit ils se contentent de voyager. Pour ce qui est de l’impact de la crise du Covid, il y a deux groupes parmi les nomades : ceux qui étaient au début de leurs voyages sont rentrés avant la fermeture des frontières ; ceux qui sont partis depuis longtemps ont parfois des bases locales solides. Parmi ces derniers, certains sont donc restés là où ils étaient quand la crise a commencé. Le Covid ne les a probablement pas tant dérangés que ça. Ces travailleurs nomades sont finalement très routiniers : s’ils ont une bonne connexion internet, pas grand-chose ne les dérange. C’est d’ailleurs ce qu’on leur reproche souvent : on dit qu’ils vivent dans une bulle et que leur présence ne profite guère à l’écosystème local (à Bali, par exemple).
J’aimerais qu’on revienne sur cette déclaration de Mark Zuckerberg à propos du télétravail chez Facebook. Il a déclaré en mai 2020 qu’il prévoit que 50% des salarié.e.s seront en télétravail chez Facebook d’ici 10 ans et que les salaires seraient “ajustés” en fonction du lieu de résidence des employé.e.s. Cette deuxième partie de la déclaration a fait couler beaucoup d’encre. Quelle est votre réaction sur le sujet ?
Le géo-arbitrage, c’est un vieux sujet. Les entreprises ouvrent des filiales ou des usines dans des endroits où le coût de la main-d’oeuvre est moins élevé. En réalité, les entreprises qui payent tout le monde pareil sont très rares. Elles sont nombreuses à faire des arbitrages pour optimiser leurs coûts.
« Qui dit qu’on doit être payé partout pareil ? »
Rodolphe Dutel
La question la plus intéressante, c’est plutôt : qui dit qu’on doit être payé partout pareil ? Il y a d’une part les travailleurs, en particulier les ingénieurs qui sont en position de force sur le marché du travail, qui rêvent tous de gagner un salaire de San Francisco et d’habiter dans une région où le coût de la vie est beaucoup plus bas. Ils disent « si vous payez moins, vous nous dévalorisez ». Il y a d’autre part quelques rares entreprises comme Basecamp (qui ne compte qu’une centaine de salarié.e.s), qui dégagent des millions de dollars de profits, et paye tout le monde au tarif de San Francisco, et même un peu plus. Ces entreprises en font une question d’image et cherchent à séduire des candidats talentueux sur un marché où ils sont rares.
Dans d’autres entreprises en remote, comme Gitlab ou Buffer, on a une grille de salaires qui tient compte du lieu de résidence. Mais le salaire est élastique. Chez Buffer, si on part vivre dans un endroit plus cher, l’entreprise ajuste votre rémunération. Ce qui est essentiel, c’est de ne pas avoir un système de castes dans les entreprises, où certain.e.s pourraient devenir des sortes de citoyen.ne.s de seconde zone.
« Pour les travailleurs en remote, la concurrence se fera de plus en plus avec le reste de l’humanité »
Rodolphe Dutel
Il faut se rendre à l’évidence que pour les travailleurs en remote, la concurrence se fera de plus en plus avec le reste de l’humanité. Ce qui vous protège encore, ce sont les barrières culturelles : seul.e.s ceux/celles qui ont eu une exposition culturelle avec votre pays vous font concurrence. Demain, de plus en plus d’entreprises vont venir former les gens de partout à s’adapter aux spécificités culturelles locales. Par exemple, les développeurs/développeuses basé.e.s au Nigeria pourront travailler de plus en plus avec les Etats-Unis.
Quand on est recruteur/recruteuse, à quoi faut-il faire attention quand on recrute quelqu’un en remote ? Qu’est-ce qui fait un bon processus de recrutement ?
Le plus important, c’est de bien ménager les attentes des candidat.e.s. Il est essentiel que les fiches de poste soient très claires. Il faut qu’on puisse savoir quels seront les allers-retours avec le bureau (si bureau il y a), quelle sera la nature des interactions avec les managers et les collègues, et de quelle manière le travail va s’organiser. En particulier, y a-t-il une culture du travail asynchrone ? Généralement, on apprend toutes ces choses-là quand on est en poste, et il peut y avoir des déceptions et des déconvenues. C’est une perte de temps pour les candidat.e.s comme pour les entreprises. Il vaut mieux éviter les candidatures inappropriées. Ensuite, il faut mettre l’accent sur les capacités des candidat.e.s à interagir avec les autres. Le télétravail, c’est beaucoup d’écrit. La capacité à maîtriser l’écrit, c’est donc essentiel. C’est pour cela que Jason Fried (co-fondateur de Basecamp et co-auteur du livre Remote) explique qu’il recrute toujours des gens qui savent bien écrire. Entre deux candidat.e.s de niveau technique égal, il va toujours choisir la meilleure plume.
Enfin, il faut prêter attention à la dimension inter-culturelle. Culturellement, les Anglo-saxons communiquent de manière plus explicite tandis que les Français.e.s sont souvent dans l’implicite. Dans les équipes mixtes, cela peut être un problème. Cela peut être une bonne idée de former les gens à communiquer avec des collègues d’une autre culture. Cela aide aussi à mieux gérer les attentes.
Dernière question : vous avez certainement suivi l’annonce de PSA de faire du télétravail le modèle par défaut. Pensez-vous que les entreprises « traditionnelles » peuvent réussir leur télétravail, ou bien ont-elles des héritages qui rendront cette transformation compliquée ?
C’est toujours compliqué quand vous avez des employé.e.s qui n’ont pas choisi le télétravail. Il y aura des situations subies. Certain.e.s pourront avoir le sentiment de « n’avoir pas signé pour ça ». Cela pourra amener des frictions. C’est vraiment un sujet de management du changement. Est-ce qu’on y croit vraiment ? Quelle est la position du leadership ? Pendant tant d’années, on a bercé les middle managers dans une culture du présentéisme. Est-ce que la vieille garde est embarquée dans la transformation ? Ou bien l’entreprise en profitera-t-elle pour faire une « cure d’amaigrissement » et précipiter le départ à la retraite de nombreuses personnes ? Ça fait beaucoup de questions. Je pense que ce n’est pas le même sujet pour une grande entreprise industrielle du monde de l’automobile et pour une startup qui fait du SaaS (software as a service). C’est plus compliqué quand on a une longue histoire. Personnellement, je milite pour le télétravail mais pas forcément le télétravail exclusif car dans la réalité, les modèles hybrides resteront courants, notamment dans les entreprises traditionnelles.
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